Kojak ne

dormait pas.

Il se trouvait quelque part dans cette région nébuleuse où la plupart des êtres vivants passent pas mal de temps lorsqu’ils sont gravement blessés, mais pas suffisamment pour se trouver plongés dans l’ombre de la mort. Son ventre le démangeait férocement, son ventre brûlant qui commençait à se cicatriser. Glen allait devoir passer des heures à essayer de lui faire oublier cette démangeaison, pour qu’il n’arrache pas ses bandes, rouvre ses plaies, les réinfecte. Mais tout cela viendrait plus tard. Pour le moment, Kojak (qui se prenait encore parfois pour Big Steve, le nom que lui avait donné son premier propriétaire) se contentait de flotter dans cette région incertaine. C’est au Nebraska que les loups étaient tombés sur lui, alors qu’il flairait la maison posée sur des vérins, dans la petite ville de Hemingford Home. L’odeur de L’HOMME l’avait conduit jusqu’à cet endroit, puis s’était évanouie. Où était-elle passée ? Kojak ne le savait pas. C’est alors que les loups, quatre d’entre eux, étaient sortis du champ de maïs comme des esprits de la mort. Fourrures hirsutes, yeux étincelants, babines retroussées qui découvraient leurs crocs, et ce sourd grondement qui ne laissait aucun doute sur leurs intentions. Kojak avait battu en retraite en grondant lui aussi, toutes griffes dehors. Sur sa gauche, le pneu de la balançoire jetait son ombre circulaire. Le chef de la meute avait attaqué juste au moment où l’arrière-train de Kojak se glissait dans l’ombre de la véranda. Il avait attaqué bas, au ventre, et les autres avaient suivi. Kojak avait sauté en l’air par-dessus la gueule du chef de la meute, offrant au loup son ventre, et quand la bête avait mordu, Kojak avait plongé profondément ses crocs dans le cou du loup. Le sang coulait, le loup hurlait et essayait de s’enfuir, tout son courage envolé. Avec la vitesse de l’éclair, les mâchoires de Kojak se refermèrent sur la truffe du loup qui poussa un hurlement abject, le museau en lambeaux. Il s’enfuit en poussant des cris, secouant la tête comme un fou, projetant autour de lui des gouttes de sang, et par cette télépathie rudimentaire que partagent tous les animaux de même genre, Kojak comprit assez clairement ce que l’animal pensait : (les guêpes oh les guêpes les guêpes dans ma tête les guêpes montent dans ma tête oh) Puis les autres foncèrent sur lui, l’un sur la gauche, l’autre sur la droite, comme d’énormes balles de fusil, le dernier du trio restant à l’écart, échine basse, babines retroussées, prêt à lui arracher les intestins. Kojak était parti sur la droite en poussant des aboiements rauques, d’abord tuer celui-là pour se glisser sous la véranda s’il pouvait y arriver, et là il parviendrait à les tenir à distance, peut-être indéfiniment.

Et maintenant, couché sous l’autre véranda, il revivait le combat au ralenti : les grognements, les hurlements, les attaques et les feintes, l’odeur du sang qui avait fini par s’emparer de son cerveau faisant peu à peu de lui une machine parfaitement insensible à la douleur. Il expédia d’abord le loup qui l’avait attaqué sur sa droite, un œil crevé, une énorme blessure ruisselante de sang, probablement mortelle, à la gorge. Mais le loup ne l’avait pas épargné ; la plupart de ses blessures étaient superficielles sauf deux, extrêmement profondes, des blessures qui plus tard laisseraient un long sillon de chairs dures. Et même lorsqu’il serait devenu un très, très vieux chien (Kojak vécut encore seize ans, bien longtemps après la mort de Glen Bateman), ses cicatrices lui feraient encore mal les jours de pluie. Il s’était dégagé, avait rampé sous la véranda et, lorsque l’un des deux loups qui restaient, enivré par l’odeur du sang, voulut se faufiler derrière lui Kojak s’élança sur lui, le cloua au sol, lui ouvrit la gorge d’un coup de dents. L’autre recula presque jusqu’au champ de maïs, hurlant d’une voix mal assurée. Si Kojak s’était élancé à sa poursuite, il se serait enfui la queue entre les jambes. Mais Kojak ne sortit pas, pas alors. À bout de forces, il se coucha sur le flanc, haletant, lécha ses plaies, grondant sourdement chaque fois qu’il voyait s’approcher l’ombre du dernier loup. Puis ce fut la nuit. Une demi-lune brumeuse monta dans le ciel du Nebraska. Et chaque fois que le loup entendait Kojak bouger, sans doute prêt à se battre, il reculait en hurlant. Un peu après minuit, il s’en alla, laissant Kojak seul, entre la vie et la mort. Aux petites heures du matin, il avait senti la présence d’un autre animal et, terrorisé, s’était mis à pousser des gémissements plaintifs. Il y avait quelque chose dans le champ, une chose qui marchait au milieu du maïs, qui le cherchait peut-être. Tremblant de tous ses membres, Kojak attendait de voir si cette chose allait le trouver, cette chose horrible qui faisait penser à un Homme, à un Loup, à un Œil, une chose noire comme un vieux crocodile dans le maïs.

Plus tard, beaucoup plus tard, quand la lune eut disparu du ciel, Kojak sentit que la chose était partie. Il s’endormit. Et il resta couché trois jours sous la véranda, ne sortant de sa cachette que pour manger et boire. Il y avait toujours une flaque d’eau sous le bec de la pompe, dans la cour, et dans la maison une bonne provision de délicieux restes, ceux du repas que mère Abigaël avait préparé pour Nick et ses amis. Quand Kojak se sentit la force de repartir, il savait où aller. Ce n’était pas une odeur ; c’était comme une chaleur profonde venue de nulle part, une poche de chaleur qui l’attirait vers l’ouest.

Et il repartit donc, parcourut en boitillant sur trois pattes les huit cents derniers kilomètres, rongé par cette douleur qui ne cessait de lui tenailler le ventre. Parfois, il parvenait à flairer l’odeur de L’HOMME, sachant alors qu’il était sur la bonne voie. Et finalement il le trouva. Il trouva L’HOMME. Désormais, il n’y aurait plus de loups. Et il y aurait de quoi manger. Il ne sentait plus cette chose noire… l’Homme qui puait le loup, l’homme qui vous faisait croire qu’un Œil pouvait vous voir à des kilomètres de distance s’il se tournait vers vous. Pour le moment, tout allait bien. Et Kojak se laissa aller plus profond, se laissa emporter par le sommeil, et maintenant par un rêve, un bon rêve de course après des lapins dans un champ de trèfle et de fléoles des prés qui lui arrivaient jusqu’au ventre, humides de rosée. Et il s’appelait Big Steve. Et là-bas, c’était la route 40. Comme il y avait des lapins ce matin, ce matin gris qui n’en finissait plus…

Ses pattes tressaillaient tandis qu’il rêvait.